Atoum
Etre
ou ne pas être
Roman
EDITIONS
OSMONDES
le début...
CHAPITRE
PREMIER
La météo
annonçait du gros temps. Le vent d’Est qui s’était levé
durant la nuit, sévissait en décapitant la crête des
vagues. La vedette quitta la crique et laissa derrière elle un rivage
noyé de brume. Sur cette grève nébuleuse des mouettes
s’agglutinaient auprès des rochers submergés par le ressac
et attendaient l’accalmie, comptant sur quelques fretins dont les cadavres
échoueraient sur la plage.
Le bateau
affronta la houle de face. Vu du ciel, ce n'était qu'un minuscule
point blanc mobile qui se perdait parmi les moutons neigeux.
Julien jeta
l’ancre.
A présent,
la tempête décuplait. La houle déferlait sur la vedette.
Complice du vent en furie, elle se déchaînait avec lui. Ensemble,
ils imposaient au bateau un tangage effrayant. L’ancre, seul obstacle à
la dérive, retenait difficilement la frêle embarcation. Mais
plus rien n’avait d’importance à leurs yeux.
Un effluve
traversa le pont. Le parfum de Céline se distillait dans l’atmosphère.
Chaque rafale dispersait une pluie fine chargée d’iode aux fragrances
capiteuses.
Ignorant la
tempête, les amants s’aimaient d’un abandon total. Tout se fondait
en eux, leurs lèvres, leur peau, même leurs cheveux s’entremêlaient
au gré du vent pour s’unir à leur manière en un seul
écheveau. Pendant que Julien caressait du bout des doigts les seins
blancs de Céline, lumineux sous les derniers rayons, les nuages
sombres s’emparaient du ciel et jetaient un voile gris
sur la surface de la mer. Cependant rien ne pouvait arrêter leur
désir de l’un pour l’autre. Julien léchait le corps de sa
maîtresse, goûtait au nectar de sa peau salée
et buvait au mamelon offert qu’il mordillait
sous l’impulsion d'une tension voluptueuse. Exacerbée, Céline
ne put s’empêcher de pousser un cri et de s’enrouler autour de lui
comme une pieuvre avide d’étouffer sa proie.
- J’ai follement
envie de toi, réussit-elle à prononcer.
Elle était
envahie par des ondes de plaisir lorsque Julien emprisonna de nouveau ses
lèvres, voulant attiser son désir jusqu’à la souffrance.
- Je t’aime,
hurla Céline.
- Je t’aime,
répéta-t-elle en écho égaré dans la
tourmente.
Elle insista
:
- Prends-moi.
Elle le suppliait.
Elle le serrait encore plus fort dans ses bras. Elle avait peur de le voir
s'échapper à la première déferlante.
Julien continuait
d’aiguiser ses sens. Il jouait sur sa peau comme
avec un instrument à cordes, lui arrachant soupirs et gémissements,
la faisant vibrer jusqu’aux prémices de l’orgasme pour enfin s'abandonner
en elle.
Il y avait
dans cette étreinte toute la passion de l’amour et toute l’intensité
du désespoir. La peur qui étreignait leurs entrailles leur
imposait une extase ineffable. Epuisés par cette brûlante
ascension du plaisir, ils roulèrent sur le pont.
Quand Julien
rompit le charme, la jouissance coulait encore dans ses veines. Il se releva
le premier et récupéra sans un mot sa combinaison de plongée.
Recroquevillée
sur elle-même, Céline contemplait le corps musclé de
son amant. Il avait du mal à revêtir l'habit de caoutchouc
sur sa peau humide d'embruns. Elle dévorait des yeux une ultime
fois ce corps qui avait découvert ses fantasmes et comblé
ses moindres désirs. Tout son être l’aimait
au-delà du raisonnable avec une telle frénésie que
Céline sombrait dans l'ivresse amoureuse. Julien dégageait
tant de sensualité que le moindre
regard sur ses mains, sur ses lèvres, déclenchait
en elle un torrent de voluptés.
- Il est l’heure,
dit-il en lui tendant son équipement de plongée.
- Je sais.
Pourtant,
elle ne bougea pas.
- Aurais-tu
changé d’avis ? espéra Julien.
Céline
détourna la tête pour cacher son désarroi.
- Non.
Elle se redressa
péniblement, toujours grisée par la tiédeur de la
peau de Julien. Le corps de Céline retenait le charme de son odeur
sauvage, l’enveloppant d’une empreinte si délicieuse qu’il lui était
difficile de s’en détacher. Elle avait toujours faim de lui. Insatiable,
elle désirait le sentir, le toucher, l'embrasser. Elle essayait
en vain de capter son regard, mais il s’affairait déjà autour
des bouteilles de plongée dont il vérifiait les manomètres.
Les gestes saccadés de Julien dénonçaient sa détresse.
Céline en éprouva un bizarre sentiment de culpabilité.
Tout devenait
si confus dans sa tête, dans son corps !
Sans briser
leur mutisme, elle s’habilla maladroitement. Comme au cinéma, elle
aurait voulu maîtriser le temps, faire un arrêt sur image et
figer pour l’éternité l'instant précédent.
Malgré elle, elle céda à l’appel de son cœur :
- Embrasse-moi.
- Plus maintenant.
Il est trop tard.
- Je t’en
prie, un seul baiser. Rien qu’un seul !
Julien la
saisit par les cheveux et plaqua ses lèvres contre les siennes.
Il y avait une telle fureur dans ce baiser qu’il lui meurtrit
la bouche au point de la faire saigner ; puis, relâchant brutalement
son étreinte, il se détacha d'elle et se jeta à l'eau.
Au moment
de mordre l’embout du détendeur et
de le suivre dans l’opacité marine, un sanglot s’étouffa
dans la gorge de Céline.
Julien la
devançait de quelques palmes. Il se retournait souvent pour ne pas
la perdre de vue dans l’obscurité croissante. La lampe-torche leur
permettait de progresser dans le crépuscule des fonds marins. Seul
le gargouillis des bulles d’air rompait le silence de ce monde étrange.
A peine apercevaient-ils ça et là quelques poissons curieux
qui, dérangés dans leurs habitudes, leur faisaient une escorte
anarchique. Les plongeurs s'enfoncèrent dans une forêt d’algues
où Julien retrouva sa bouée. D’un geste circulaire,
il éclaira alentour, découvrit l’entrée de la grotte
et fit comprendre à Céline qu’ils étaient arrivés.
A la vue de
ce trou noir, gigantesque bouche prête à les engloutir, son
cœur s’emballa. Elle ne pouvait ni se raisonner, ni maîtriser l’angoisse
qui la saisissait. Sur le point de suffoquer, en proie à la narcose
des profondeurs, une défaillance la projeta dans le passé…
CHAPITRE
DEUXIEME
Un toc-toc
discret et la porte du salon s’entrouvrit. Une femme de chambre, vêtue
d’une robe noire et d’un tablier blanc orné de dentelle, se tenait
dans l’encadrement de la porte.
- Le bain
de Madame est prêt. Il est déjà dix-huit heures et
si Mad…
Sans se retourner,
Céline perdue dans les coussins du canapé, l’interrompit
avec lassitude :
- Merci, Gisèle.
Nerveusement,
elle croisa et décroisa ses jambes fuselées dont les bas
crissèrent désagréablement. Après une courte
hésitation, elle lança :
- Je n’irai
pas à cette soirée.
Le timbre
de voix se voulait sans réplique. Elle fit un signe de congé
et reprit sa lecture. Au lieu de refermer la porte, la femme de chambre
se planta devant sa maîtresse.
- Mais… Madame
! Monsieur m’a fortement recommandé de rappeler à Madame…
Céline
bondit. Depuis un bon moment, incapable de fixer son attention sur le magazine
qu’elle tentait de lire, elle ressassait ses idées noires.
- Je sais
! Je sais ! et je n’ai que faire de vos remarques, cria-t-elle excédée.
Gisèle
en resta sans voix. Jamais jusqu'alors, sa maîtresse n’avait
haussé le ton avec elle ni avec personne. Tout en ramassant la revue
qui avait atterri à ses pieds, elle bredouilla :
- Bien, Madame.
Profondément
peinée par cette injuste réprimande, elle avait du
mal à retenir ses larmes. Loin d'en être apitoyée,
ces sanglots contenus redoublèrent la colère de Céline
:
- Gisèle,
allez sangloter ailleurs, dit-elle en s'efforçant de garder son
calme. Bon, bon. Pardonnez-moi. Ce n’est pas de votre faute. Ces temps-ci,
je m’emporte facilement. A présent, vous pouvez disposer, ajouta-t-elle
en se glissant dans la tiédeur confortable des coussins.
Ce salon était
la seule pièce où Céline se sentait bien. Il était
de dimension modeste. De la soie vert tendre en tapissait les murs. Deux
sofas jouxtaient l’imposante cheminée en marbre de Carrare.
D'habitude, les couleurs pastel apaisaient son état d’âme.
Cet endroit était le seul refuge où son esprit pouvait s’évader.
D'habitude, mais pas ce soir là …
Résignée,
la femme de chambre s’apprêtait à sortir quand la sonnerie
du téléphone retendit. Ravalant ses larmes, Gisèle
s’éclaircit la gorge avant de répondre :
- Résidence
du baron de Champlain. Oh ! bonsoir Monsieur, oui… très bien… Bien
sûr Monsieur, je vous passe Madame.
Pauvre Gisèle
! Paniquée par la voix du cher maître, elle perdait tous ses
moyens. Cependant, elle n’était pas
la seule à réagir ainsi. Tous
ceux qui approchaient le baron, subissaient son ascendant. En soupirant,
Céline dénoua ses longues jambes, se dirigea lentement vers
le combiné. Sitôt l'appareil raccroché, elle demanda
à Gisèle de lui préparer son fourreau de velours noir.
Bertrand, son mari, avait encore anéanti son élan de révolte.
Même de l'étranger, il imposait sa domination.
***
Sortie de la
baignoire, Céline s’enroula dans un drap de bain avec des gestes
d'automate. Ses pieds nus errèrent un court moment dans la chambre
avant de la mener devant la coiffeuse où son corps s’effondra sur
le pouf. Elle croisa son propre regard dans le miroir et en demeura interdite.
Elle se caressait le visage comme pour maîtriser son angoisse.
Après
avoir longuement brosser ses cheveux noirs, elle les releva en un chignon
haut perché, tenu par la barrette de platine sertie de brillants
offerte par Bertrand à son retour de New York. Satisfaite, elle
se dirigea vers la penderie et à mi-chemin, laissa glisser la serviette.
La psyché lui renvoyait son image.
"Ai-je tellement
changé durant ces dernières années ?"
La réponse
était claire : son corps était toujours
svelte et ferme, aucune grossesse n’en avait altéré
les contours. Ses formes se dessinaient harmonieusement. Elle regarda ses
seins avec une attention particulière avant de les effleurer du
bout des doigts. Suivant leur galbe, elle prolongea son geste par
une voluptueuse caresse qui la faisait frissonner. Ses mamelons se raidirent,
l'inondant de plaisir. Soudain, comme prises d’une fureur incontrôlable,
ses mains meurtrirent, griffèrent sa poitrine, lui arrachant un
cri de douleur.
- Pourquoi
? Pourquoi ? demanda-t-elle tout haut à son image, devenue subitement
insupportable.
Une heure
plus tard, en quittant l'hôtel particulier, les pneus de la
Porsche crissèrent sur le gravillon de l’allée.
L'air frais,
dispensé par le toit ouvrant de la voiture ramena peu à
peu Céline dans l’état d’esprit où Gisèle l’avait
trouvée quelques heures plus tôt dans le salon vert. Comme
si l’aura maléfique qui l’enveloppait depuis l’appel de Bertrand
s’estompait. Comme si ses sens s’éveillaient à la cruelle
réalité.
Le départ
du baron pour Madrid avait profondément perturbé Céline.
Depuis une semaine, elle remettait en cause son existence et sa vie insipide.
Elle ne savait plus si elle était mariée depuis dix ans ou
dix siècles. Pour le moins, depuis une éternité. Par
moment elle étouffait, se sentant prisonnière dans ce palais
doré. Une multitude de questions la torturait insidieusement. Une,
en particulier, revenait sans cesse :
"Qu'est-ce
que je représente pour lui ? "
Invariablement,
une seule réponse s’imposait à elle :
"Rien d’autre
qu’un bel objet !"
Il l’exhibait
comme un trophée, l’exposait aux regards admiratifs et envieux.
Mais, avec le temps, qu'allait-elle donc devenir, elle, ce bibelot si convoité,
si jalousé ? Pas grand chose, elle en était consciente. Vieux
et patiné, le bel objet ne serait plus que l’ombre de son passé.
"Dois-je accepter
cette lente agonie sans me révolter ?", ressassait-elle.
Depuis son
mariage, Céline n’avait jamais pris une seule décision. Elle
était assistée en tout. Ses pensées étaient
dictées, ses actions tracées d'avance.
Souvent elle
se demandait :
"Quand trouverais-je
la force de réagir avant qu'il ne soit trop tard ?Est-ce qu'un jour
je saurais me battre pour une idée ? Pour une envie ? pour un désir
qui me serait propre? Mais suis-je seulement capable de me libérer
de son emprise ?"
Elle en doutait.
Tout son être lui semblait mort. Elle vivait en léthargie.
Pourtant elle avait tant besoin d’amour, tant besoin de cet élixir
qui vous raccroche à la vie. Elle était sous le coup d'une
maladie qui la rongeait de l’intérieur. La veille encore,
elle avait ressenti une étrange douleur à la vue d'un couple
en train de s’embrasser. Comme une brûlure ou un spasme peut-être,
que ses sens n’arrivaient pas à contrôler. Comme une sensation
sourde qui la ramenait à ses problèmes.
"Depuis combien
de temps ne m'a-t-il pas embrassée ?"
Elle ne comptait
pas bien sûr les baisers matinaux sur son front, plus habitude
que tendresse. Elle essayait sans succès de se souvenir du dernier
vrai baiser.
Depuis de
nombreuses années déjà, Céline dormait seule,
perdue dans son grand lit. Recroquevillée sur elle-même
comme une enfant, elle reprenait la position fœtale dans
l’espoir de retrouver
la chaleur maternelle.
Bertrand ne
la rejoignait plus.
Les
chambres communiquaient mais les lumières
ne se mêlaient que sous les rainures des portes closes.
Combien de
fois avait-elle désiré trouver en elle l’audace de le rejoindre,
de quémander une petite place dans son lit, rien qu’une petite place
?
Céline
se serait contentée du frôlement des corps, de la tiédeur
du drap. Mais toujours une force inconnue l’en dissuadait. Elle n’était
plus qu’un pion sur l’échiquier de son mari. Rien qu’un pion qu’il
déplaçait à sa guise.
Malgré
la distance les séparant, il avait trouvé le moyen de la
rappeler à ses obligations mondaines qu'elle exécrait. Un
rôle appris par cœur, tant de fois joué en solo ! Le rôle
de la femme comblée, resplendissante qui devrait évoluer
avec aisance. Elle ne supportait plus toutes ces compositions hypocrites.
Elle aurait voulu montrer sa vraie nature. Chaque sourire serait une nouvelle
épreuve et Céline se demandait avec lassitude :
"Ce soir,
où trouverai-je la force d’écouter d’une oreille attentive
des potins insipides ? Et, quel effort devrai-je fournir pour soutenir,
avec le sourire, les habituelles conversations stériles qui animent
ce genre de soirée ? Pourquoi Bertrand m'oblige-t-il à m'y
rendre ? Pour subir cet obséquieux financier si important pour ses
affaires ? Un être sous des dehors si fallacieux qu’il en devient
horripilant. Je frémis déjà à la seule évocation
de son contact. Subir sa main moite et molle, endurer son regard vicieux
qui me déshabillera, me dégoûte. Courage ! Surtout
si l'importun en profite pour t'inviter à danser !"
La Porsche
s’engagea lentement dans le parc et suivit au pas
une longue file de véhicules. La voiture garée, Céline
perçut une vague rumeur. Ce n'était pas encore
de la musique, seulement des rires diffus qui explosaient comme des
pétards.
L'hôtesse,
Béatrice Danrieux, célèbre
décoratrice, très prisée dans
le milieu artistique, semblait avoir convié le Tout Paris.
"Béa" avait merveilleusement transformé cette usine désaffectée
en luxueuse résidence. Du dépôt, elle en avait fait
une cour intérieure couverte où l’on pouvait garer une centaine
de voitures. Lorsqu’elle ne recevait pas, cet espace servait de salle d’exposition
mise gracieusement à la disposition de jeunes artistes prometteurs
mais encore démunis. "Béa" Danrieux était tout à
la fois leur mécène et leur amie. En femme de cœur, elle
aimait s’entourer au risque d'héberger de simples pique-assiettes.
Céline
appréciait Béa, une de ses rares amies.
Sourire aux
lèvres, elle releva avec grâce son fourreau, grimpa les quelques
marches jusqu'à l’entrée. Les deux battants, largement
ouverts, accueillaient les invités qui se mêlaient au
cercle des convives. Elle se glissa parmi la foule, saluant au passage
plusieurs connaissances jusqu'à se trouver auprès de la maîtresse
de maison. Celle-ci se retourna au moment où Céline
la rejoignait.
- Ma chérie
! Je désespérais de te voir ce soir. Encore absent ? interrogea
Béa avec exubérance avant de la serrer dans ses bras.
- Eh oui,
seule ! Comme d’habitude, ta soirée s'annonce
bien et comme d'habitude, tu as réuni quantité de célébrités.
Béa
gloussa.
- J’adore
ça ! N’oublie pas que c’est mon gagne-pain. Oh ! Le
voilà ! Ne bouge surtout pas. Je viens d’apercevoir
un ami cher que je tiens absolument à
te présenter.
Puis, s'adressant
à un jeune homme nouvellement arrivé :
- Julien !
Comment allez-vous ? Je suis si heureuse de vous revoir et merci d'avoir
répondu à mon invitation.
- C’est bien
parce que c’est vous ! dit-il en l’embrassant.
- Ma chérie,
Julien Floriat est professeur de plongée
à Calvi, de passage à Paris pour une sombre affaire de noyé
repêché dans le port. L’été dernier, il m’a
initiée au plaisir des profondeurs dans des sites archéologiques
protégés. Je crois que l’aventure t’aurait plu : des épaves
emplies d’amphores dans une flore aquatique extraordinaire.
Durant les
présentations, Julien Floriat ne quitta pas des yeux la jeune femme
qui ne pouvait s’empêcher de rougir sous l’insistance de son regard.
Sa musculature athlétique semblait prisonnière
d’un smoking étriqué, prêt à craquer au moindre
mouvement. Il arborait sa tenue de soirée comme un épouvantail.
Malgré cela, Céline le trouva séduisant, peut-être
même un peu trop. Un adonis des plages, éternellement hâlé.
Il paraissait à l'aise malgré l'intérêt que
lui portait ostensiblement Béa.
"Sûrement
un ancien amant", pensa Céline.
- Bonsoir,
Madame de Champlain, dit-elle.
Sa poignée
de mains était ferme et franche.
- Tu oublies
ton titre ma chérie ! La baronne de Champlain, ma meilleure amie
dans ce monde de crabes.
- Mon
titre importe peu Monsieur, protesta Céline,
agacée jusqu'à hausser légèrement les épaules.
La remarque
fit sourire Béatrice.
- Puisque
vous êtes en bonne compagnie, pardonnez mon abandon. Je me
dois aux nouveaux arrivants. Le bar est ouvert. A plus
tard.
Avant de les
quitter, elle ajouta avec une petite pointe de malice dans les yeux :
- Faites plus
ample connaissance.
- Voulez-vous
m’accompagner au buffet ?
Julien avait
prononcé cette phrase avec son plus séduisant sourire. La
baronne secoua légèrement la tête.
- Merci. Pour
l’instant je n’ai pas faim. Veuillez m'excuser.
Elle le laissa
s'éloigner et se fondre dans la foule.
« Un
play-boy, pensa-t-elle. Quel ennui ces mondanités ! je ne poserai
pas trop longtemps. Ce soir, c'est au-dessus de mes forces.»
Céline
rejoignit un petit salon où quelques fauteuils, si l’on pouvait
appeler ces bizarreries " fauteuils", restaient encore libres. Elle s’enfonça
dans une matière très souple et se trouva assise au ras du
sol. Son fourreau, fendu sur le côté, remonta généreusement,
découvrant la totalité de sa jambe. En vain, elle essaya
de rabattre le velours.
Avec un air
amusé, Julien s’approcha.
- Drôles
de sièges ! Tenez, je vous ai apporté une coupe de champagne.
- Je…
Céline
allait l’éconduire quand l’horrible banquier se
dirigea vers elle aussi rapidement que le lui permettait sa corpulence.
Elle se leva d'un bon, saisit la coupe offerte, se composa un visage radieux
et se lança dans une conversation animée :
- Ainsi,
vous êtes professeur de plongée à
Calvi. Très intéressant. Je connais fort bien
ce coin ravissant. Ma tante y vit et y possède
une agréable villa qui surplombe la mer.
Julien avait
du mal à saisir ce revirement lorsqu'il se trouva bousculé.
- Madame la
baronne ! Quel plaisir de vous revoir ! s’empressa de dire l'homme que
Céline redoutait.
L'importun
saisit la main de la jeune femme et la couvrit de baisers humides. Sa voix
haletait, son front dégarni ruisselait, sa chemise lui collait à
la peau.
- Votre cher
époux, est-il des nôtres ?
Céline
retira sa main et, machinalement, la secoua comme pour oublier ce désagréable
contact.
- Non. Il
est à Madrid jusqu’à la fin de la semaine.
- Quel dommage
! mentit le fâcheux avec un air de satisfaction mal contenue.
Puis il s'empressa
d'ajouter :
- Chère
amie, m’accorderiez-vous cette danse ?
- Désolée
!
Prestement,
Céline débarrassa Julien de sa coupe de champagne, lui prit
le bras et l’entraîna sur la piste.
- Je suis
un piètre danseur, confia-t-il à voix basse.
- Taisez-vous,
souriez, vous êtes ma planche de salut. Faites un effort pour suivre
la musique, je vous guiderai, dit-elle en se suspendant à son cou.
Perdue, elle
se blottit dans ses bras. Julien resserra l'étreinte. Il percevait
les battements réguliers de son cœur et respirait son parfum.
Leurs corps s’épousaient avec volupté. Pour la première
fois, ils ressentirent de concert un trouble ineffable qui semblait donner
à leurs pas une légèreté aérienne.
Céline tremblait de désir. Ses pores exhalaient
une sensualité débordante, insoupçonnée,
dévastatrice. Cette langueur n’en finissait pas, comme cette
série de slows qui les transportait au seuil du plaisir pour mieux
les inonder de sensations nouvelles. Même avec Bertrand, elle n’avait
jamais connu une telle exaltation. Cet inconnu l’entraînait dans
une aventure palpitante. Elle devait s'avouer avec stupéfaction
qu’elle aimait ce délicieux abandon. Le souffle chaud de Julien
dans son cou manqua de la faire défaillir. Elle aurait voulu que
cet instant durât toute la nuit. Elle sut son émotion partagée
quand il la serra encore plus fort contre lui aux dernières mesures.
L’orchestre
s’arrêta quelques instants et changea de rythme.
L’étreinte
se relâcha comme avec regrets et Julien garda la main de la baronne
entre les siennes pour l'effleurer de ses lèvres. Un frisson l’enveloppa
avant qu’elle ne reprît totalement ses esprits.
- Vous m’avez
sauvée de cet importun et je vous en sais gré. Hélas,
je vais devoir partir.
- Moi aussi
mais il me faut demander un taxi.
- Alors, éclipsons-nous
sans que Béa ne s’en aperçoive. Je suis en voiture. Je vous
déposerai à la première station.
Ils
s’échappèrent par la cuisine en
chapardant au passage
quelques petits
fours. Ils riaient comme deux enfants espiègles, heureux d’avoir
fait une gentille farce à leur hôtesse.
Ils
firent le tour par derrière et rejoignirent le perron.
Un voiturier
s’empressa de ramener la Porsche où Céline prit place. Puis,
elle se pencha pour ouvrir la portière du côté passager
et Julien s’engouffra.
En éclatant
de rire, elle fit déraper les roues.
- Enfin plus
de casse-pieds à l’horizon !
Julien attacha
sa ceinture tout en demandant :
- Comment
pouvez-vous supporter ces contraintes plusieurs fois par mois ?
Elle rajusta
son rétroviseur et répondit avec un sourire las :
- Par semaine,
voulez-vous dire ! On s’y fait avec le temps. En revanche ce soir, c'était
particulièrement pénible.
Son regard
s'égara quelques secondes sur son passager.
- Il est encore
tôt. Après tout, je peux vous raccompagner. Où allons-nous
?
- Avant
de retourner à mon hôtel, je
prendrais bien un dernier verre en votre compagnie… si
vous le souhaitez bien sûr mais…avec notre accoutrement.
- Vous êtes
superbe en pingouin !
- Je vous
en prie ! Je brûle d’arracher ces vêtements. S’ils n’étaient
loués, ce serait déjà fait depuis longtemps.
- Allons donc
boire ce dernier verre au bar de votre hôtel.
- Impossible
! Mon modeste hôtel ne
possède même pas un salon
où nous aurions pu prendre une collation ! Pourtant j’ai une
petite faim.
Elle secoua
la tête.
- J’ai une
idée ! Arrêtons-nous au drugstore des Champs Elysées.
On y trouve des coffrets contenant bouteille
et verres. Avec quelques biscuits, nous pourrions
faire dînette dans votre chambre.
- Ne vous
attendez pas à une suite !
- Assez de
vous excuser ! Vous devenez exaspérant ! Je ne suis qu’une femme
simple même si les apparences sont trompeuses. Qu'importe si nous
n’évoluons pas dans le même monde ! Reprenons notre
conversation sur les trésors engloutis au fond des mers. J’avais
une passion dans ma jeunesse, l’égyptologie. Tout cela me paraît
si loin maintenant.
- Pourquoi
avez-vous abandonné ?
Avant de répondre,
Céline passa la cinquième vitesse et accéléra.
La question la dérangeait.
- La vie !
Une vie nouvelle qui ne laisse plus le loisir de faire des fouilles. Je
me documente encore sur les dernières découvertes. Mon ancien
professeur m’envoie toujours les copies des rapports de L’Institut Français
d’Archéologie Orientale. Nous échangeons d’amicales réflexions
par correspondance ou par téléphone quand nous le pouvons.
Dix années me séparent de ce passé d’études
où je vibrais au moindre mastaba découvert.
- Mastaba
?
- Ce sont
des tombes, la plupart construites en briques crues. Mais c’est trop tard
à présent.
- Il n’est
jamais trop tard.
- Pour moi
si.
Elle se gara
en double file devant le Drugstore.
- Puisque
je me sens plus à l’aise que vous dans cet accoutrement, attendez-moi
gentil pingouin, dit-elle en souriant.
Quelques minutes
plus tard, elle était de retour.
- Nous avons
de quoi pique-niquer. En route pour votre hôtel !
Céline
s’amusait comme une gamine,
retrouvant l’enthousiasme qui l’animait lorsqu’elle
vivait encore chez son oncle Hervé avec Manou.
CHAPITRE
TROISIEME
Surpris dans
sa somnolence, le gardien de nuit de l’hôtel écarquilla les
yeux. Céline désirait un seau à champagne garni de
glaçons.
- Je regrette,
Madame. Nous n’avons pas de seau à champagne, mais par contre je
peux vous donner de la glace.
- Vous avez
sûrement un récipient qui pourrait convenir. Cela doit bien
pouvoir se trouver, faites un effort, insista-t-elle en lui glissant un
billet.
- Je vais
voir.
Il revint,
tout sourire, avec une bassine en plastique rouge remplie de glaçons.
- C’est tout
ce que j’ai dégoté.
- On s’en
contentera, dit Julien.
Son regard
se fit malicieux quand il ajouta :
- C’est au
quatrième. Il n’y a pas d’ascenseur.
A l'étage,
Julien lui confia la clef. De sa main libre, elle fit jouer la serrure.
Lorsque la porte s’ouvrit, la minuterie s’éteignit, les laissant
dans l'obscurité.
Il lança
joyeusement :
- L’interrupteur
se trouve à droite.
- Merci. J’ai
failli lâcher le coffret. Si près du but, ça aurait
été dommage !
A tâtons,
elle trouva le bouton.
Une lumière
crue éclaira la modeste chambre encombrée d’un grand
lit et de deux chevets garnis d’étranges lampes de style indéfini.
Du regard
Céline balaya la pièce tapissée d'un papier peint
fleuri qu'aucun tableau ne venait égayer.
Percevant
la déception de la jeune femme, Julien s’empressa de dire :
- Je vous
avais prévenue. Ce n’est pas un palace mais c’est largement suffisant
pour une seule nuit passée à Paris. Et puis, je suis à
deux pas du Quai des Orfèvres où mon rendez-vous de demain
aura lieu.
Debout sur
le seuil, elle cherchait un endroit pour s’asseoir.
Il lui
sourit.
- Vous commencez
à entrevoir les difficultés. Pas de fauteuil, ni de table.
Vous pouvez comprendre à présent l’étonnement du gardien
de nuit ! Pauvre homme, il n’est pas prêt de s’en remettre !
Julien ne
put réprimer un éclat de rire qui obligea Céline à
réagir.
Aussi, prit-elle
un ton léger en montrant les murs.
- Imaginons-nous
que nous faisons une partie champêtre dans une clairière
à l’orée d’un bois. Nous sommes entourés d’une multitude
de fleurettes bleues et blanches. Votre lit me paraît suffisamment
vaste pour que nous puissions y dresser la tente !
- Bien vu.
De toute manière, nous sommes bien contraints de nous nous en accommoder.
Pendant un
court instant, ils mimèrent les joies d’un pique-nique.
- Que pensez-vous
de cet endroit pour s’asseoir. L’herbe est haute, elle sera d’un agréable
confort sous la couverture ? demanda-t-il en lui offrant
d’un large geste le bord de son lit.
Elle
opina de la tête, gardant difficilement
son sérieux. Cependant ses yeux brillaient. Qui
lui aurait dit quelques heures plus tôt qu’elle se trouverait dans
une chambre minable, à mille lieues de son hôtel particulier,
en train de jouer à la dînette avec un inconnu ?
- Mettez ce
champagne à rafraîchir, je meurs de soif et mon estomac réclame
un biscuit pour patienter.
Il s’empressa
d’ouvrir le coffret, d’en retirer la bouteille et de lui faire
prendre un bain frappé à même le plancher dans la bassine
remplie de glaçons. Ensuite, il lui tendit le paquet de sablés.
Céline en croqua un avec plaisir et interrogea la bouche pleine,
ce qui ne se faisait pas non plus dans son monde. Mais ce soir, en ce qui
concernait les bonnes manières, elle s'offrirait un jour de vacances.
- Alors !
Racontez-moi tout. Votre projet de plongée en Mer Egée, l’équipe
qui vous attend. Seigneur ! Puis-je retirer mes escarpins ? demanda-t-elle
en grimaçant de douleur.
- Me permettez-vous
?
Il n’attendit
pas sa réponse et lui ôta le premier soulier. Avant même
qu’elle n’esquissa un mouvement de recul, il s’empara du pied et le déposa
sur sa cuisse. Doucement, d'une main experte, il malaxa l’orteil puis les
autres doigts. Ses deux mains prirent ensuite la plante du pied qu’il étira
vers lui par petites secousses, décompressant ainsi la voûte
plantaire en activant la circulation.
- Monsieur
Floriat… Je…
- Appelez-moi
Julien, voulez-vous.
- Entendu
Julien. Je vous remercie. Cela m’a fait beaucoup de bien, avoua-t-elle
rougissante.
- A présent,
donnez-moi l’autre pied pour ne pas faire de jaloux !
Céline
se laissa faire.
Elle serait
restée ainsi des heures à se faire masser les pieds lorsqu’elle
se reprit :
- Merci beaucoup.
Elle ramena
ses jambes près d’elle. Le regard séduisant de Julien attacha
le sien quelques instants.
- Le champagne
doit être frappé à présent, dit-elle pour
se donner une contenance, voulant à tout prix cacher le merveilleux
trouble qui l’envahissait.
- Je contrôle.
Il est parfait !
Le coffret
renfermait deux flûtes assorties au Perrier Jouët Belle Epoque.
Pendant qu'elle tendait les verres, Julien fit sauter le bouchon sans faire
mousser le champagne.
Puis, il porta
un toast :
- A cette
drôle de soirée d’où nous nous sommes enfuis ! Toutefois,
sans elle, nous ne nous serions pas rencontrés.
- A la providence
!
Un bon moment
s’écoula, durant lequel ils restèrent contemplatifs. Un silence
embarrassant s’installait. Parfois l'un esquissait un timide sourire auquel
l'autre répondait. Le temps s’était brusquement suspendu.
- Vous êtes
très belle, lança Julien.
Elle éclata
de rire, d’un rire lourd et faux comme pour s’étourdir.
- Resservez-nous,
au lieu de dire des sottises.
Il s’exécuta
sans un mot.
Une gorgée
pétillante glissa dans sa gorge et la réchauffa. Céline
prenait des couleurs, flottant dans une délicieuse et éphémère
ivresse.
La panique
s’emparait d’elle.
"Que fais-je
dans cette chambre sordide avec un inconnu ?"
Elle voulut
fuir mais son corps semblait de plomb. Une brume envahissait son esprit,
tétanisant ses moindres réflexes.
Alors un dédoublement
étrange s’opéra.
Elle se vit
s’allonger sur le lit, les bras en croix, tenant encore la flûte
vide qui ne tarda pas à s’échapper et à rouler sans
se briser sur la descente de lit. Elle s’entendit soupirer d’aise. Sa barrette
de platine s’ouvrit et sauta sous la pression
de la lourde chevelure qui se répandit comme une déferlante
sur le traversin.
Julien se
saisit du bijou et le glissa dans le sac du soir ouvert sur le lit. Il
en ramassa le contenu et le déposa sur l’un des chevets. Ensuite,
il retira sa veste de smoking étriquée et le nœud papillon
qui l’étranglait depuis trop longtemps déjà avant
de la rejoindre et de s’allonger auprès d’elle.
Tout son corps
la désirait ardemment.
Il ne savait
que faire, résister ou la violer sans retenue, étouffant
ses cris de protestation par des baisers. Elle était si attirante,
sans défense, offerte, qu’une onde de plaisir le submergea.
Avant même
qu’il ne prît de décision, une voix s’éleva :
- Embrasse-moi.
Céline
venait de le tutoyer, rompant le mur des convenances.
Julien se
redressa sur un coude, se pencha sur elle et enveloppa du regard ses lèvres
palpitantes où une légère trace de rouge subsistait
encore. Elle fermait les yeux, confiante. Il s’approcha de sa bouche, sentit
son souffle régulier sur son propre visage et effleura de ses lèvres
les siennes avant d’en faire le contour de son doigt. Julien était
ému comme s’il embrassait pour la première
fois, ressentant cette émotion si lointaine qu’il en avait
oublié l’existence.
Elle noua
ses bras autour de son cou et les yeux toujours fermés, réitéra
d’une voix chaude :
- Embrasse-moi.
Il allait
l’embrasser, toute la nuit si elle le désirait ! Mais pour l’instant,
il voulait attendre encore un peu, souffrir de cette attirance qu'il maîtrisait
difficilement. Ses lèvres se penchèrent sur le cou de la
jeune femme pour y déposer de petits baisers accompagnés
d’une langue hardie qui s’attarda dans le creux de l'épaule, la
faisant tressaillir. Ensuite, la langue remonta tout en prenant son temps
vers le lobe de l’oreille et quelques dents l’accompagnèrent dans
cette ascension pour le mordiller. Un frisson la parcourut, suivi d’un
râle. Ses nerfs étaient à fleur de peau. Julien ne
pouvait plus résister aux lèvres offertes. Elles s’entrouvrirent
à l’instant où les siennes se pressèrent avec fougue.
Le baiser s’enflamma comme une torche, allumant un brasier dans leurs veines.
Leur langue se retenait mutuellement prisonnière quand l’une d’elles
céda enfin pour qu’ils pussent reprendre leur souffle.
Céline
ouvrit les yeux et se noya dans l’abîme profond des prunelles noires
de Julien. Ce fut la vertigineuse descente aux enfers du plaisir. Une main
se glissa dans son dos et descendit la fermeture éclair de son fourreau.
Fascinée par le regard brûlant de cet homme, elle le laissa
faire et frissonna au contact de ses doigts sur sa peau. Au fur et
à mesure que le velours glissait, Julien tremblait malgré
lui, assailli par un sentiment nouveau : la peur de ce désir
incontrôlable. Les seins jaillirent, libérés des baleines
les encerclant. Superbes, triomphants.
Arrêtant
l’effeuillage, Julien les prit délicatement dans
ses mains, avec le pouce caressa les pointes qui
se durcissaient et en libéra un
pour le prendre à pleine bouche, déclenchant
chez la jeune femme une ardeur impétueuse. Elle se cabra
entre ses bras comme une jument sauvage qui refuserait de se laisser
dominer. Puis prenant les rênes, s’agrippa aux mèches bouclées
de Julien qu’elle emmêla entre ses doigts, le maintenant plaqué
contre son sein. Il l’emmena vers sa première jouissance et elle
relâcha la pression de ses doigts sur l’abondante chevelure d'un
châtain cuivré qu’elle gardait prisonnière dans la
paume de sa main.
Le fourreau
termina sa course au pied du lit, découvrant un
corps parfait, conçu pour l’amour. Elle était nue sous
sa robe. Le souffle coupé, Julien resta un long moment en contemplation
avant d’être saisi par une fièvre dévorante, étrange,
inconnue. Pour la première fois, il était envoûté.
Ses lèvres parcouraient avidement ce corps sublime, cherchant un
moyen d’apaiser sa soif d’aimer. Mais chaque baiser le brûlait davantage
et l’assoiffait. Il était fou de cette peau, de ce parfum douceâtre
que la soyeuse toison brune exhalait.
Il ôta
le reste de ses vêtements, ne tolérant
plus aucun obstacle entre sa peau et la sienne. Son cœur cognait très
fort dans sa poitrine quand il la recouvrit de son corps. Leurs pores respirèrent
de concert l’essence de l’autre et s’enivrèrent de cette délicieuse
alchimie. Puis, Julien se glissa avec langueur vers l’intime recoin qui
s’offrait à ses doigts experts. Humides et douces, les nymphes gonflées
de plaisir s’abandonnaient à la jouissance imminente. Il les écarta
et emprisonna avec ardeur le mystérieux détonateur qu’il
fit rouler sous sa langue, lui arrachant de longs gémissements.
Ensuite, il caressa son corps avec le sien comme le flux et le reflux d’une
vague sur le rivage.
Leurs bouches
se cherchèrent. La langue de Julien avait la suavité
et l’amertume de l’amande. Soudain, il lui ouvrit les cuisses sans
ménagement et darda un sexe gorgé de sève prêt
à exploser dans son ventre. La sentant disposée à
le recevoir, il força le passage et s’étonna d’y rencontrer
une résistance. Son désir se décupla, le rendant fou.
L’amant persista et d’un coup la pénétra. Le chemin était
étroit et chaud, l’encerclant d’une étreinte surprenante.
L’étui de satin qui l’accueillait lui apportait un plaisir violent.
A chaque assaut, la jeune femme poussait des petits cris étouffés
par le drap qu’elle mordait de toutes ses forces.
Au bord de
l’extase, ils ondulèrent de plus en plus vite, puis s’abîmèrent
dans l’oubli du réel pour atteindre les limites du supportable,
au-delà de leur imagination. Les amants poussèrent un dernier
cri avant de retomber dans les bras l’un de l’autre. Julien, essoufflé,
se contentait de lui caresser les cheveux en se blottissant contre sa poitrine.
Leurs cœurs
battaient à tout rompre.
Dans sa vie
de célibataire, Julien avait connu maintes maîtresses, la
plupart de très belles femmes sensuelles, mais jamais il n’avait
ressenti cette émotion en faisant l’amour avec l’une d’entre elles.
Certaines étaient même douées dans les jeux du sexe
comme Béa par exemple, mais Julien n’avait jamais encore atteint
ce degré du plaisir. Le corps de la baronne était une énigme
délicieuse. Elle ne l’avait pas même caressé mais simplement
offert ses lèvres et son corps. Il ne connaissait pas encore le
pouvoir de ses mains, cependant l’idée qu’elles pussent s’égarer,
réveilla l’auteur de son tourment. Julien la désirait avec
encore plus de force.
Une tempête
se déchaîna au fond de ses entrailles, le torturant de mille
maux. Il aurait voulu briser ce corps qui le faisait délirer, anéantir
ce désir qui allait le faire souffrir, le posséder. Toutefois
il s’empara de son beau visage avec douceur et le couvrit de baisers. Elle
répondit à ses baisers avec
chaleur avant de le renverser sur le côté pour le dominer
de son torse sculptural. Elle plongea ses yeux
émeraude dans les siens et il se sentit pris de vertige. Elle soutint
longtemps son regard puis, s’y noya à son tour dans la même
turbulence.
Les yeux de
Céline avaient pris l’éclat de ceux d’un félin,
à la pupille dilatée, charmant sa proie
avant de la dévorer. Elle se mouvait sur
le corps de Julien comme une chatte. Avec le bout des doigts,
elle effleurait sa peau, réveillant chez lui des vagues de frissons.
Il supportait difficilement ses infimes caresses qui torturaient ses sens.
Maintes fois Julien avait failli arrêter cette main, la plaquer sur
le drap, pourtant il la laissa l’écorcher mentalement et mettre
à vif sa sensualité. A chaque mouvement de la tête,
les longs cheveux de la jeune femme se balançaient, frôlant
à peine le ventre de Julien, lui infligeant un délicieux
supplice. Le contact de ses lèvres sur sa peau le brûlait
comme un tison. Au moment où elle approchait dangereusement de sa
verge, il la repoussa avec vigueur, la renversa sur le lit et la maintint
solidement par les poignets.
- Arrête
! Tu me rends fou.
Puis il l’embrassa
avec passion. Les amants roulèrent sur le lit, enchevêtrés
l’un dans l’autre quand elle se détacha de son étreinte et
sauta sur la descente du lit.
- Où
vas-tu ?
- Prendre
une douche. Tu devrais en faire autant. Cela calmera tes ardeurs.
- Tu ne t’en
plaignais pas tout à l’heure.
Il sauta à
son tour hors du lit et la rattrapa.
- Tu ne m’échapperas
pas !
Julien la
souleva malgré ses rires et sa faible protestation.
- Viens.
- Julien…
Il la fit
taire en lui volant ses lèvres. Sa langue cherchait la sienne et
elle y répondait avec fougue. Julien
la déposa délicatement sur
le lit tout en continuant de l’embrasser.
Ses mains caressèrent son corps avant qu’il le possédât
avec la même ardeur.
Ils se regardaient
sans se voir, leur regard perdu vers d’autres cieux, le cœur au bord du
précipice. Puis, ils sombrèrent dans
un abîme sans fond, entraînés par un tourbillon voluptueux
sans jamais atteindre leur limite.
Leur peau
n’était que brûlure, leur sexe que brasier mais leurs mains
se cherchaient encore et leurs lèvres assoiffées se désaltéraient
toujours de baisers.
Les amants
divaguèrent ainsi d’un rivage à l’autre en incendiant la
nuit jusqu’à l’aube.
CHAPITRE
QUATRIEME
Dans son sommeil,
Julien se retourna plusieurs fois, très agité. Il cherchait
quelqu’un ou quelque chose qui ressemblerait à un havre de bonheur.
Il ne réussit qu’à s’empêtrer dans les draps pour finir
prisonnier au bord du lit.
Il se redressa
d’un bon. Réveillé en sursaut à l’aube d’un curieux
songe, il chercha l’interrupteur de la lampe de chevet. La lumière
jaillit, éblouissante, l’obligeant à cligner plusieurs fois
des paupières avant de s’habituer à cet éclairage
cru.
Il était
seul.
La jeune femme
avait disparu comme par enchantement, laissant derrière elle un
nuage de parfum toujours perceptible. Son odeur trônait partout,
sur l’oreiller, dans les draps, dans l’air que Julien respirait. Un parfum
capiteux qui témoignait de leur chaude nuit. Sans ces effluves
encore tièdes, Julien aurait pu croire qu’il avait fantasmé
toute une nuit sur une créature de rêve. Pourtant leurs étreintes
avaient été bien réelles et il en ressentait encore
l'empreinte.
"Cinq heures.
Encore quelques heures avant mon rendez-vous au Quai des Orfèvres.
Pourquoi m’a-t-elle quitté sans me réveiller, sans me laisser
la chance d'une autre rencontre ?" pensa-t-il.
Julien ne
pouvait supporter l’idée de ne plus la revoir, de mettre cette nuit
au rebut, aux oubliettes et de faire une croix dans son agenda en guise
de souvenir. Il ne connaissait même pas son prénom ! Il ne
savait rien d’elle, mais une chose était sûre, ce n’était
pas une habituée des parties de jambes en l’air.
Julien avait
la forte conviction que c’était pour elle une première fois
!
Bannissant
l’adultère, la jeune femme s’était offerte de toute son âme,
puisant dans leurs baisers une nouvelle force comme si sa survie en dépendait.
Cette nuit passionnée, tel un élixir d’amour, lui aurait
été volontairement dérobé par cette sublime
créature. Cette pensée bizarre lui laissa une impression
indéfinissable.
Si Béatrice
et l’horrible personnage corpulent qui l’avait terrifiée à
la soirée, n’avaient confirmé son statut de femme mariée,
Julien aurait pu en douter. Le rappel cuisant de leur premier abandon confirmait
cette incertitude. Tout laissait à penser à une défloration.
Son étroitesse et sa manière de mordre le drap pour ne pas
crier, réveilla en lui de vieux souvenirs d’adolescent. Pourtant,
elle répondait si bien à ses caresses et son corps vibrait
d’une telle sensualité que tout cela paraissait aberrant.
"Si elle n’était
plus vierge, se dit Julien. Une seule conclusion s’impose : la belle baronne
n’a plus eu de relations depuis fort longtemps."
Et, il s’abîma
dans ses pensées.
"Il faut que
je la revoie au moins une dernière fois pour lui dire…pour lui dire…"
Oui, il l’aimait,
il l’aimait d'un amour fou, irraisonné. Une vraie tornade l’avait
atteint, ravageuse, foudroyante.
- Moi amoureux
! Moi, l’incorrigible célibataire endurci au cœur d’artichaut !
C'est une incroyable blague que vient de me faire le destin ! reconnut-il
à haute voix.
***
Céline
essayait en vain de trouver le sommeil. Malgré elle, la jeune femme
se remémorait l’instant où elle avait quitté discrètement
la chambre d’hôtel sans éveiller Julien ni le gardien de nuit
qui somnolait sur son comptoir.
Julien était
si attendrissant dans son sommeil qu’elle aurait voulu l’embrasser une
dernière fois. Mais elle avait craint de le réveiller, préférant
fuir cette chambre complice de leurs ébats et tenter d’oublier la
folle nuit.
Elle
n'en éprouvait pas de remords mais elle n’entrevoyait pas
non plus l’utilité de faire durer cette complaisance. Car pour Céline,
ce moment d’égarement n’était à ses yeux que faiblesse.
Faiblesse d’une femme en manque de tendresse et ce côté bassement
charnel l’indisposait.
Pendant plusieurs
heures, un être, n’étant que le dédoublement pervers
de sa personnalité, avait pris le dessus en faisant abstraction
des convenances pour s’adonner à un plaisir bien éphémère.
Certes, le partenaire en valait la peine. Emue, elle revivait certains
moments qui l’avaient marquée au fer rouge : ses lèvres brûlantes
sur les siennes et ses mains hardies suscitant le désir tant convoité.
Elle avait aimé la moindre étreinte, la moindre caresse et
en subissait à présent la douloureuse facture.
"Pourrais-je
vivre sans cette sève vigoureuse, sans la merveilleuse alchimie
de deux corps qui se fondent et communient dans la joie que ma jeunesse
est en droit d’exiger d’un mari dans la force de l’âge ?" se demanda-t-elle.
Pour l’instant
son corps semblait rassasié de caresses mais pour combien de temps
?
"Dois-je succomber
aux amours de passage pour exister ?"
L’idée,
à elle seule, l’écœurait.
"Non. Julien
sera et restera mon unique amant. Je puiserai dans le souvenir de cette
nuit la substance qui m’aidera à surmonter la monotonie de mon existence."
Mais pour
l’instant ses pores exhalaient sa présence si troublante. Il lui
fallait détruire ce parfum, cette drogue ensorcelante. Elle se leva
et courut vers la salle de bains. Plus vite elle sombrerait dans l’eau
tiède du bain, plus vite elle détruirait cette empreinte
qui l’assaillait d’infimes voluptés. Elle se glissa sans regret
dans la mousse odorante et disparut sous l’eau pour qu’aucune parcelle
de son corps ne retînt de trace de
ce délit amoureux, pas même
ses cheveux tant caressés.
Deux heures
plus tard, la sonnerie stridente du téléphone la sortit brutalement
d’un sommeil profond.
D’une voix
endormie, elle répondit comme dans un rêve :
- Allô
!
- Que Madame
me pardonne, mais un certain Monsieur Floriat insiste pour lui parler.
Secouée
de spasmes nerveux, elle fit un effort surhumain pour ne laisser transparaître
aucun tremblement dans sa voix.
- Passez-le
moi.
Elle attendit
que le domestique raccroche pour lancer d’un ton sec :
- Madame de
Champlain, je vous écoute.
- C’est moi
Julien, confirma-t-il. Je voudrais te revoir. Nous ne pouvons pas en rester
là. Il faut que je te parle ailleurs qu’au téléphone.
Les spasmes
nerveux redoublèrent, elle boucha le combiné avec sa paume
et laissa claquer ses dents. Céline avait froid, horriblement froid,
pourtant ses mains transpiraient et elle sentait perler quelques gouttes
de sueur entre ses seins. Elle s’obligea à respirer plusieurs fois
à pleins poumons pour tenter de maîtriser son malaise.
- Comment
avez-vous obtenu mon numéro de téléphone ? Nous sommes
sur liste rouge.
Il perçut
son timbre anxieux.
- Ne t’inquiète
pas, je l’ai…
- Arrêtez
de me tutoyer, cela devient indécent.
Julien faillit
éclater de rire mais il poursuivit avec calme :
- C’est Béa
qui me l’a communiqué. J’ai prétexté avoir égaré
mon carnet d’adresses dans ta…votre voiture lorsque vous m’aviez raccompagné
à une station de taxis.
Elle respirait
mieux.
Béatrice
Danrieux n’était pas curieuse de nature et ne lui poserait pas de
questions embarrassantes.
- Nous n’avons
rien à nous dire. Oubliez-moi comme je vous ai oublié.
- Pardon !
C’est trop facile. Vous ne vous défilerez pas ainsi sans m’avoir
accordé un dernier rendez-vous. Déjeunez avec moi. Ma convocation
au Quai des Orfèvres est à onze heures. Je n'ai que quelques
papiers à signer et je pense me libérer rapidement. Retrouvons-nous
chez Flo vers treize heures.
Quelques secondes
s’écoulèrent. Dans le combiné, il percevait une respiration
rapide.
- Ensuite,
vous me laisserez tranquille ?
- Je vous
le promets.
- Entendu.
A treize heures chez Flo.
Elle raccrocha
avant d’entendre son cri de victoire.
***
La brasserie
Flo était un endroit très prisé. Il est vrai que son
côté rétro attirait toujours beaucoup de touristes.
Céline se noya dans l’anonymat avec un certain soulagement. Ici,
loin des regards, elle pourrait converser avec Julien sans surprise. Du
reste, elle l’apercevait et sans s’en rendre compte, l’accueillait d'un
sourire épanoui.
Avant tout,
Julien déposa un rapide baiser sur sa joue, ensuite il s’enquit
:
- Vous ai-je
fait attendre ?
- Non, j’arrive
à l’instant. Il est difficile de prévoir le temps que l’on
mettra à trouver une place pour se garer.
Le garçon
les interrompit en leur tendant la carte.
- Prendrez-vous
un apéritif ? demanda-t-il avec un sourire commercial.
- Non merci.
- Moi non
plus, confirma Julien.
- Je vous
laisse donc choisir.
Ils se plongèrent
dans une étude muette de la carte. En fait, ni l’un, ni l’autre
ne la lisait. Ils étaient sous le charme indéniable de leur
présence réciproque. Céline, malgré sa froideur
apparente, avait un mal fou à contrôler les battements de
son cœur. Quant à Julien, il mourait d’envie de cueillir ses lèvres,
de les dévorer. C’était d’elles dont il avait faim, une faim
sauvage qui le tenaillait.
- Avez-vous
fait votre choix ?
Le garçon
faisait irruption dans leur méditation.
Ils bafouillèrent
de concert :
- Le plat
du jour.
- Le pavé,
quelle cuisson ?
- A point,
précisèrent-ils en chœur. Ce qui déclencha un rire
franc.
Le garçon
partit avec sa commande. Les yeux encore rieurs, ils se regardèrent
intensément.
- Nous avons
au moins un point commun, constata Julien.
Elle se raidit
malgré elle, bien sûr tout son être désirait
s’abandonner à cette joie simple qui les animait. Mais il lui fallait
en finir une bonne fois pour toute.
- Je veux être franche avec vous. Je sais qu’il est peut-être
difficile de l’admettre, mais il vous faudra effacer le souvenir d’hier.
Nous avons passé un agréable moment, un point c’est tout.
- Je ne vous
crois pas. Vous voulez me faire supposer que ce n’était pour vous
qu’une simple aventure sans lendemain.
- Vous avez
bien compris.
D'un ton légèrement
sarcastique elle ajouta :
- Ne me dites
pas que vous conservez toutes vos maîtresses dans un harem !
Surpris, il
marmonna :
- Si c’est
ce que vous souhaitez.
- Vous voilà
raisonnable. C’est parfait. Nous n’allons pas gâcher notre déjeuner.
Restons amis. D’autant plus que l’amitié peut être sincère
entre un homme et une femme surtout lorsqu’ils ont déjà couché
ensemble. L’ambiguïté n’existe plus. Ne me dites pas non plus
que vous n’avez pas été l’amant de Béa et n’est-elle
pas à présent votre amie ?
- Vous avez
raison sur un point, bien que votre propos froidement étudié
me déconcerte. Je ne nierai pas que Béa a été
ma maîtresse comme tant d’autres mais je ne les aimais pas. C’était
purement charnel. Rien qu’une pulsion sensuelle partagée. Vous,
c’est différent. Vous, je vous aime comme je n’ai jamais aimé
personne auparavant. Dieu m’en est témoin !
Interdite,
elle le fixait de ses grands yeux verts.
- Je suis
fou de vous, murmura-t-il.
- Ne soyez
pas ridicule, mon ami. Comment pouvez-vous m’aimer ?
Nous nous connaissons à peine.
Il se contint
pour ne pas élever la voix.
- Vous ne
croyez pas au coup de foudre, à la passion soudaine, dévorante,
incontrôlable, dévastatrice qui vous laisse sans le moindre
répit ?
- Vous divaguez.
Il lui
prit la main et bien qu’elle essayât de s’y soustraire,
la maintint avec fermeté.
- Il est
vrai que je divague mais je vous
aime. Que dois-je faire pour vous convaincre
? Dois-je me traîner à vos genoux, hurler mon
désespoir dans ce restaurant ? Le comble ! Vous l’ignorez
peut-être mais je n’ai même pas un prénom à donner
à cet amour. Je vous ai aimée toute la nuit et je ne sais
rien de vous, sauf que vous êtes mariée.
Elle tenta
de lui retirer sa main, mais la pression se fit plus forte et elle n’insista
pas.
- Vous savez
l’essentiel. Quant à mon prénom, si cela peut vous faire
plaisir, c’est Céline.
- Céline…
Céline… Céline… mon cœur ne l'oubliera jamais.
Elle faillit
rire tant la situation devenait cocasse.
- Vous êtes
incorrigible mais attendrissant, j’en conviens.
Le serveur
apporta l’entrée et Julien fut contraint de lâcher sa main.
Elle sentit encore un bon moment la chaleur de ce contact qui, brutalement,
lui manqua. Ils se turent le temps de savourer leur terrine de poisson.
- Céline
? Puis-je au moins vous appeler par votre prénom ?
- Oui, bien
sûr.
- Je
ne vous demande pas de me croire sur parole, ni
de tout quitter pour me rejoindre sur mon île,
ni encore de renier votre vie actuelle mais laissez-moi
le bénéfice du doute.
- Que voulez-vous
dire ?
- C’est pourtant
simple. Ce soir, je prends l’avion pour Calvi. Je vais retrouver ma maison
sur la plage parmi les oiseaux, reprendre mes cours de plongée et
vivre en solitaire avec mon fol amour. Je vous en conjure ! Si un jour
l’envie de puiser l’énergie indispensable à la vie de tout
un chacun vous reprenait. Je sais qu’elle vous fait défaut. Ne rougissez
pas, il n’y a aucune honte à aimer faire l’amour. Chut ! Ne dites
rien. N’essayez pas de me contredire. Tout homme dans la même situation
que moi, cette nuit, l'aurait compris. Je ne sais pas pourquoi on vous
contraint à vivre comme une nonne, toutefois si le manque d’amour
devient plus fort que la raison, ne vous jetez pas à la tête
du premier venu. Pensez à moi, je serai toujours là pour
vous et n’oubliez pas surtout que je vous aime.
Il se leva
d’un bond et posa une dernière fois sa main sur celle de Céline
comme une caresse que l’on volerait avant de s’enfuir.
- Cette fois-ci,
nous nous sommes tout dit.
Sans voix,
elle le regarda quitter le restaurant.
- Et les pavés
! s’exclama le garçon médusé.
- Rapportez-les
en cuisine et donnez-moi l’addition.
CHAPITRE
CINQUIEME
Un éclair
éblouit Céline, la ramenant au royaume des ténèbres.
Julien faisait des appels avec sa torche pour lui intimer de ne pas rester
à la traîne. Elle acquiesça par un hochement de tête
avant de reprendre le chemin qui se perdait dans un long boyau corallien.
Des milliers d’êtres vivants habitaient cette muraille et la recouvraient
d’une mystérieuse effervescence. Etranges, minuscules, la colonie
de polypes laissait ses filaments valser. Ils se mouvaient en rondes d’éventails,
s’ouvrant et se refermant au moindre remous.
Elle détaillait
malgré elle les parois et en oubliait son angoisse, s’émerveillant
de cette vie en perpétuel mouvement, véritable gerbe de fleurs
multicolores qui se rétracteraient au premier danger.
Le boyau s’élargissait
enfin pour devenir une grotte.
Julien l’avait
surnommée la Cathédrale. Elle n’avait pas usurpé son
nom. La voûte offrait au regard des croisées d’ogives. Il
y avait même une dalle de corail mort dont le squelette, recouvert
de sable et de vase, pouvait servir d’autel au centre de la nef irréelle
d’où s’éclataient des gorgones gigantesques qui formaient
presque six travées.
Il avait découvert
cet endroit un jour par hasard en poursuivant une murène. Elle n’y
avait été initiée que lors de sa cinquième
plongée. Depuis, cette cathédrale gothique marine était
devenue leur sanctuaire.
Ils avaient
du mal à stabiliser leur nage au dessus de l’autel improvisé.
Julien se résigna à attacher Céline sur un embranchement
de gorgonaires. Se tenant par la main, il arriva à décrocher
de son cou la bourse contenant les fins anneaux d’or.
Devant quelques
créatures aquatiques en guise de témoins, ils échangèrent
mutuellement les alliances, faisant par ce geste le serment d'unir leur
éternité. Puis, la main de Julien étreignit celle
de la jeune femme avec une ardeur non contenue. Elle
percevait à travers le masque de son amant des larmes perler. Le
regard voilé de Julien essayait en vain de la sonder et par la pression
de sa paume il l'interrogeait une ultime fois mais elle secouait ostensiblement
la tête en signe de dénégation.
Alors, ils
s’enlacèrent, accomplissant une curieuse farandole qui, en d’autres
circonstances, aurait pu paraître grotesque. Dans leurs yeux une
lueur dansait, troublante. Quand, elle s’écarta un peu de lui pour
poser ses doigts sur son masque et mimer le geste d’un baiser. Il y répondit
puis lâcha sa main et la laissa enchaînée auprès
de l’autel. Julien nagea à reculons pour ne pas perdre un seul instant
ce regard intense qui l’accompagnait jusqu’à l’entrée du
boyau. Si le corps de Céline se mouvait à peine, sa chevelure
sombre ondoyait et faisait écran autour d'elle comme un jet de sépia.
Julien enregistra cette dernière image, se retourna et disparut.
La torche
de Céline, abandonnée sur l’autel, éclairait les claveaux
imaginaires d’une pâle lueur dansante. La jeune femme était
au centre d’un univers fait de ténèbres et de silence, propice
au recueillement. Derrière les bulles d'air qui s'échappaient
de sa bouche, elle méditait sur son étrange situation
:
"Aucun orgue
ne jouera de requiem, aucune note plaintive ne s’égrènera
sur les parois de la voûte. Me voilà au seuil du néant
ou de l’éternité. Mais, y a-t-il un néant ? Cette
merveilleuse éternité tant psalmodiée dans toutes
les croyances, existe-t-elle ? Julien, m’attendra-t-il
de l’autre côté ?"
Tant de questions
auxquelles Céline ne pouvait répondre. Pourtant, elle essayait
de se convaincre :
"Seule la
foi peut sauver l’indécis. Les égyptiens mouraient vivants,
telle était leur pensée. S’ils avaient été
respectueux de la Vérité-Justice, la Maât,
ils pouvaient affronter sereinement la pesée de
leur cœur devant le tribunal divin et, comme Osiris, dieu primordial,
symbole de toutes les résurrections, renaître
à la vie. Cela me paraît si simple. Toutefois qui viendra
me chercher et quelle religion supplantera les autres ?"
Céline
était chrétienne de culture et croyait en son créateur.
Pourtant, depuis toutes ces années de recherches en mythologie,
elle ne pouvait s’empêcher d’affectionner ces autres dieux du monde
antique dont l’origine gardait encore leur secret. Elle n’en avait jamais
parlé à quiconque.
Ce côté
païen, enfoui au fond de sa mémoire, resurgissait spontanément.
"La barque
solaire, fidèlement dessinée sur les bas-reliefs de tombeaux
égyptiens, viendra-t-elle des temps si lointains chercher mon «
ka », le double de soi qui reste immortel, pour glisser silencieusement
sur les eaux troubles de l’au-delà vers ma nouvelle vie ? Bientôt
je saurai. Oui dans peu de temps, dans si peu de temps…"
Subitement
le doute l'assaillit.
"Pourquoi
en suis-je arrivée à cette extrémité ? Suis-je
devenue folle au point d’entraîner mon amant sur le chemin du non-retour
et pourquoi me suit-il aveuglément ? Ai-je le droit de disposer
de sa vie ?"
Mais cette
fois-ci elle connaissait la réponse : leur amour d'un amour irraisonné.
Ils avaient
préparé leur propre mort comme un crime que l'on voudrait
parfait. Rien n’avait été laissé au hasard. Céline
avait réglé son accident avec la précision d’un horloger.
A présent, sa Porsche rouillait entre les rochers. Pour rendre crédible
la disparition du corps, Julien avait dû détacher la porte,
côté conducteur, et la jeter du haut de la falaise d’où
la voiture avait plongé. Elle se disait :
"Rien de suspect
à ce que la porte se trouve arrachée par le choc. Et, si
j'avais eu la négligence de ne pas mettre ma ceinture, il est plausible
qu’on ne retrouve pas mon corps. La tempête qui
sévit, est en cela ma précieuse alliée. Sans
compter que parfois, mer possessive, la Méditerranée ne rend
pas ce qu'elle a pris."
Jusque là
tout s’était déroulé sans anicroche comme l'attestaient
ses pensées :
"Bien sûr,
j'aurais pu maquiller mon suicide en accident et sauter directement de
la falaise avec la voiture. Le résultat aurait été
identique. Mais je n'aurais pas eu notre grotte, notre merveilleuse cathédrale
comme tombeau. Car je veux que mon corps repose dans notre sanctuaire.
Dans mon cœur, je ne suis plus la baronne de Champlain. Je l'ai effacée
de ma mémoire. Je m'appelle Céline Floriat, je porte le nom
de mon amant pour des noces éternelles. Peut-être mon cerveau
est-il dérangé si l'on considère l'amour comme une
folie mais je me refuse à penser que ma dépouille pourrait
être ensevelie dans le caveau des de Champlain pour l'éternité.
Si Bertrand a dirigé ma vie, ma mort ne lui appartiendra pas. Je
suis enfin libre, libre de mourir à ma guise !"
Un chapelet
de bulles s'échappa de son masque.
"Oh ! Julien,
mon amour, mon bel amour, puisque tu as choisi de ton plein gré
de faire partie du scénario funeste, je t'ai laissé agir
et je sais qu'en ce moment tu recherches l'ivresse des profondeurs pour
provoquer un accident de plongée comme on en déplore tous
les ans."
Leur foi dans
leurs sentiments était si forte qu’ils la croyaient indestructible
par-delà de la mort. Pourtant, par moment la peur s'installait.
"Et si après
notre dernier souffle nous ne rencontrions que le néant, rien qu'un
abîme ou toi et moi ferions partie de l'incréé, du
vide sans mémoire. Amour, passion n'auraient plus de sens. Pourquoi
pensé-je à cela ? Est-ce l’instinct de survie qui me tiraille
inconsciemment ?"
Elle jeta
un coup d'œil sur son manomètre et lâcha quelques bulles d'air.
"Il
ne me reste plus qu’une autonomie d’une vingtaine de minutes, c’est
long et court à la fois. Peut-être plus si
je ne panique pas et si je respecte un rythme de respiration plus lent."
Soudain,
une première image fluorescente l’aveugla comme un flash,
puis une seconde, ensuite une troisième. Elles se succédèrent
à une cadence vertigineuse et s’enchevêtrèrent les
unes aux autres. Ces clichés embrouillés s’estompèrent
peu à peu, ralentissant l’allure pour enfin se stabiliser avec cohérence.
Un pincement
au cœur l’étreignit devant l’allégorie qui s’imposait
à présent, la ramenant une décennie en arrière,
en 1980.
Le tableau
se mut dans le temps.
Céline
avait vingt ans et attendait patiemment dans le bureau de son oncle….
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